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DES FÊTES DANS LA FÊTE

 

Il y avait un endroit sur la Grande Porte que je tenais absolument à revoir.

Quand j’en eus ma claque de ruminer toutes les choses auxquelles je devais penser et d’entendre les autres s’exclamer « Hé ! Robinette, tu as l’air en pleine forme », je me rendis dans cet endroit-là. Le Niveau Babe, Quadrant Est, Tunnel 8, Salle 51, qui avait été, pendant des mois atroces, mon « home ».

La 51 était la cabine qui m’avait été assignée lorsque je vins pour la première fois sur la Grande Porte. Seigneur ! Il y avait des dizaines et des dizaines d’années de cela. Elle était toujours aussi moche, malgré les quelques modifications apportées pour pouvoir y accueillir un troisième âge. Je faillis me noyer dans une immense vague brûlante de nostalgie. Quelle misère et quels tourments j’avais accumulés dans ce cagibi !

À cette époque, j’avais vécu comme tous les prospecteurs de la Grande Porte. J’avais passé mon temps à éplucher les listes des expéditions qui recherchaient des membres d’équipage, à essayer de deviner laquelle d’entre elles m’apporterait la richesse ou, du moins, m’épargnerait la mort. À compter toutes les minutes en attendant une mission, n’importe laquelle, avant qu’ils ne me renvoient d’un coup de pied au cul de cet astéroïde, faute d’argent. C’était dans ce cagibi que je couchais avec Gelle-Klara Moynlin quand ce n’était pas dans le sien. Et c’était dans ce cagibi que je m’étais réfugié, fou de chagrin, quand je revins sans elle de la dernière mission que j’avais faite avec elle.

Il me semblait avoir plus vécu pendant les quelques mois miteux que j’avais passés sur la Grande Porte que pendant toutes les décennies qui suivirent.

Je ne sais depuis combien de millisecondes je larmoyais ainsi quand j’entendis une voix dans mon dos :

— Tiens, Robin ! Vois-tu, je pensais bien que tu viendrais flâner par ici.

C’était Sheri Loffat.

 

Je dois avouer que si j’étais si content de voir Sheri Loffat, j’étais tout aussi content qu’Essie soit accaparée par son vieux pote alcoolo. Ma femme n’est pas du tout jalouse. Mais elle risquait de faire une exception pour Sheri.

Sheri était très séduisante car, à part son grand sourire, elle arborait une tenue réduite au minimum, tenue que je reconnus aussitôt.

— Ça te plaît ? demanda-t-elle en se penchant pour m’embrasser. Je l’ai mis rien que pour toi. Tu te souviens ?

— Je suis un homme marié, maintenant, répondis-je indirectement, histoire de mettre les choses au point, mais en l’embrassant quand même.

— Qui n’est pas marié ? J’ai quatre gosses, tu sais. Sans parler de mes trois petits-enfants et d’un arrière-petit-enfant.

— Mon Dieu !

Je pris du recul pour mieux la regarder. Elle se faufila plus avant dans la cabine et se suspendit par le col de son tee-shirt à un crochet au mur. C’est ce que nous faisions parfois lorsque nous étions encore des barbaques et que cet astéroïde était la porte de l’univers, car sa gravitation était si faible qu’il était plus confortable d’être suspendu qu’assis. Cela me plut de la revoir en petite culotte et en simple tee-shirt. Je n’étais pas prêt d’oublier. C’était exactement dans cette tenue qu’elle était entrée dans mon lit la première fois.

— Je ne savais même pas que tu étais morte, observai-je pour la mettre à l’aise.

Mais elle eut l’air gêné, comme si elle n’était pas encore tout à fait habituée à la chose.

— Oh ! depuis l’année dernière seulement. J’avais l’air beaucoup plus vieille qu’aujourd’hui. La mort n’est pas une perte totale. (Puis m’étudiant des pieds à la tête, le menton dans une main :) Je continue à te voir aux infos, tu sais. Tu as réussi.

— Toi aussi. Tu es retournée au pays avec cinq ou six millions de dollars, je crois ? Grâce à cette boîte à outils heechee que tu avais découverte ?

— Dix millions si on compte en royalties, rectifia-t-elle en souriant.

— Riche petite dame !

— J’en ai bien profité. Je me suis acheté des ranchs sur Peggy, je me suis mariée, j’ai élevé une famille et j’ai rendu l’âme… Le pied ! Toi aussi, tu as du fric, et beaucoup. L’homme le plus riche de l’univers, qu’ils disent. J’aurais dû rester avec toi, si j’avais su.

Je m’étais bien aperçu qu’elle était descendue de son crochet pour s’approcher. Et maintenant je m’apercevais que je lui tenais la main.

— Désolé, dis-je en lâchant sa main.

— Désolé pour quoi ?

La réponse était que si elle avait besoin de me poser cette question, elle ne comprendrait pas la réponse. Mais elle enchaîna aussitôt :

— Je suppose que je ne suis pas la femme qui te trotte dans la tête en ce moment.

— Euh…

— Oh ! ce n’est rien, Robin. C’était juste histoire de se rappeler le bon vieux temps. Mais… franchement, je suis un peu surprise que tu ne sois pas avec elle et ce type… Quel est son nom, déjà ?

— Sergueï Borbosny ?

— Non, non, fit-elle en secouant la tête avec impatience. C’est… attends… oui, Eskladar. Harbin Eskladar.

Je clignai des yeux, car je connaissais ce type. Il avait été célèbre, jadis. Un grand terroriste. Que fabriquait mon Essie portable avec un ex-terroriste ?

— Bien sûr, je suppose que maintenant tu ne fréquentes que le gratin, poursuivait Sheri. Je sais que tu as connu Audee Walthers. Et je suppose que tu es très lié avec Glare et les autres…

— Glare ? (J’avais du mal à ne pas sauter sur Sheri, mais ce prénom me refroidit. Bien qu’elle eût parlé en anglais, c’était là un prénom heechee.)

— Tu n’étais pas au courant ? s’étonna-t-elle. Bon sang, Robin, pour une fois, je te devance. Tu n’as pas vu le vaisseau heechee dans le dock ?

Certes, j’avais vu le vaisseau heechee, mais je n’avais pas imaginé une milliseconde qu’il pouvait transporter des Heechees.

 

Je ne pensais pas qu’il était poli de m’esquiver tout de suite. Sheri non plus, vu la tronche qu’elle fit. Mais j’étais content d’avoir une excuse toute trouvée. Je n’aimais pas profiter du fait qu’Essie n’était pas jalouse. Et quand je dis « à bientôt » à Sheri tout en l’embrassant, je n’étais pas sincère.

— Albert ! braillai-je dès que je fus à nouveau seul dans l’espace gigabit.

— Oui ? fit-il aussitôt.

— Tu ne m’avais pas prévenu qu’il y avait des Heechees sur le Rocher, observai-je avec humeur. Que fichent-ils ici ?

Il sourit calmement tout en se grattant la cheville.

— Je répondrai à ta deuxième question en disant qu’ils ont tous les droits d’être ici. Après tout, cette fête est en l’honneur de tous ceux qui ont vécu sur la Grande Porte, il y a longtemps. Et les trois Heechees qui sont là y ont vécu. Il y a très, très longtemps. Quant à ta première question, continua-t-il en se redressant, j’ai essayé de te prévenir qu’il y avait ici certaines personnes qu’il t’intéresserait de voir. Mais j’ai pensé qu’il aurait été grossier de ma part de t’interrompre. Puis-je maintenant…

— Oui, tu peux maintenant me parler de ces Heechees ! À propos, je sais qu’Eskladar est là.

— Ah ? (Albert eut l’air un instant interloqué, ce qui est rare. Mais, docilement, il répondit :) Ce vaisseau est venu directement du noyau, et les trois Heechees qui, à mon avis, devraient t’intéresser, sont Muon, Barrow et Glare. Surtout Glare, car elle faisait partie de la mission de Tangente sur la planète Fainéante.

— Tangente ! m’écriai-je, soudain réveillé.

— Exactement, Robin. (Albert rayonnait.) En plus…

— Je veux les voir, dis-je en lui faisant signe de se taire. Où sont-ils ?

— Niveau Jane, Robin, dans le vieux gymnase. C’est un salon maintenant. Mais ne puis-je pas te parler des autres ? Pour Eskladar, tu es au courant, mais Dane Metchnikov et…

— Le plus urgent, d’abord, Albert. Je veux voir tout de suite la personne qui a connu Tangente !

Il eut l’air déconfit.

— S’il te plaît ! Au moins, le message de Mrs Broadhead…

Il n’avait pas mentionné ce message avant.

— Oui, bien sûr. Qu’est-ce que tu attends ?

Il prit un air offusqué mais répondit en imitant à la perfection l’accent de ma femme :

— « Dis à cette vieille fleur bleue de Robin que c’est OK s’il voit son ancienne maîtresse, mais pas touche. La regarder, seulement. »

Si je rougis, je ne pense pas qu’Albert s’en aperçut, car avant qu’il n’achève sa phrase, je le congédiai d’un geste et partis vers le Niveau Jane.

Ainsi la conscience nous rend tous lâches… et nous rend sourds aux choses que nous devrions vraiment écouter.

 

Je peux passer une ceinture autour de la Terre en quarante millisecondes, si tel est mon bon plaisir. Aussi, c’est peu de dire que me rendre du Niveau Babe au Niveau Jane ne me prit aucun temps. Mais ce qui semble simultané pour un barbaque est déjà long pour un stocké. J’eus donc le temps de me poser quelques questions.

Avais-je bien entendu ? Essie était-elle vraiment avec Harbin Eskladar ? Certes, l’époque du terrorisme était depuis longtemps révolue. Tous ces monstres qui incendiaient, jetaient des bombes et détruisaient étaient depuis longtemps irrémédiablement morts, en prison ou réformes. Et les réformés, comme Eskladar, avaient été réinsérés dans la population. Ils avaient payé leur dette envers la société.

Seulement, je ne parvenais pas à croire qu’Essie pensait qu’ils avaient payé leur dette envers elle. Non pas parce qu’à trois reprises, ils avaient tenté de la tuer – elle n’en faisait pas une affaire personnelle – mais elle avait la même opinion que moi (du moins le croyais-je) : les terroristes qui avaient mis la Terre à feu et à sang à une époque où tout manquait et où des milliers d’affamés tentaient de redresser la situation en répartissant entre tous ce qui manquait le plus n’étaient pas de simples criminels, mais des êtres immondes. Il est vrai qu’Eskladar était finalement passé du côté des bons et était même devenu l’un des leaders les plus puissants et les plus pourris, épargnant ainsi beaucoup plus de vies et de biens qu’il n’en avait détruit.

Mais quand même…

Dès que je vis les trois Heechees, j’oubliai Eskladar. Par chance, ce n’étaient pas des barbaques (si tant est que les Heechees squelettiques pussent être appelés « barbaques »), mais des Anciens. Donc, je pouvais leur parler sans difficulté.

À présent, le gymnase était une petite salle ensoleillée (une lumière solaire concoctée par des tubes électroniques, bien sûr) avec des chaises et des tables. Elle était pleine d’invités. Les Humains avaient un verre à la main. Les Heechees, eux, ne boivent pas. Devant les trois Heechees, il y avait de petites soucoupes pleines de champignons. De la même manière et pour les mêmes raisons que celles qui font boire les Humains, ils grignotent ces espèces de champignons qui ont un taux élevé de toxicité.

— Hello ! lançai-je sur un ton jovial, je suis Robinette Broadhead.

Mon arrivée provoqua un certain mouvement de respect. Des Humains se poussèrent pour me faire de la place. La femelle heechee fléchit ses poignets en signe de bienvenue.

— Nous espérions vous rencontrer, dit-elle. Nous vous connaissons de nom, comme tous les Heechees.

Ces Anciens venaient droit du noyau. Ils en étaient partis, selon notre horloge, presque onze ans auparavant, soit quelques semaines, selon leur horloge à eux. Je leur fis part de mon étonnement de voir des Heechees sur cet astéroïde que j’avais toujours considéré comme une propriété de la race humaine, mais l’un des Humains stockés répondit :

— Oh ! mais Mr Broadhead, ils ont droit d’être ici. Tous ceux qui ont travaillé sur la Grande Porte ont été invités. Et ceux-là ont travaillé ici, jadis.

J’en eus froid dans le dos car je réalisai que la dernière fois qu’un Heechee vivant (ou même stocké) s’était trouvé sur la Grande Porte, c’était il y a quatre cent mille ans.

— Donc, vous êtes les Heechees qui nous ont laissé les vaisseaux, dis-je en souriant et en levant mon verre.

Ils tendirent vers moi quelques morceaux de champignons.

— Muon a laissé ce que vous appelez l’Usine Alimentaire dans ce que vous appelez le Nuage d’Oort, en effet, expliqua la femelle. Tumulus a laissé sur votre planète Vénus le vaisseau que votre Sylvester McKlen a découvert. Quant à moi, je n’ai rien laissé. J’ai simplement visité jadis ce système solaire.

— Mais vous étiez avec Tangente… commençai-je.

On me frappa sur l’épaule et je me retournai.

Ma chère Essie portable était venue me rejoindre.

— Robin, chéri ?

— Tu t’es enfin arrachée à Eskladar, dis-je gentiment. Je suis content que tu sois là. Voici Glare…

— Non, je n’étais pas avec Eskladar. Peu importe. Je voulais être sûre que tu te rendes compte…

— Tu ne comprends pas, coupai-je, excité. On parle de Tangente ! Glare, pouvez-vous nous raconter ce voyage ?

— Si vous voulez…

— Mais Robin, s’il te plaît, il y a une affaire urgente. Dane Metchnikov a demandé un avocat.

Cela m’arrêta un instant. J’avais totalement oublié ce Dane et n’avais pas réfléchi un instant à la raison pour laquelle il risquait de parler à un avocat à mon sujet. C’était un sale coup, mais je haussai les épaules.

— Plus tard, chérie, s’il te plaît.

Essie soupira et je m’apprêtai à écouter le récit de Glare.

Vous ne pouvez pas me le reprocher. L’expédition de Tangente était importante. Sans elle, le cours de l’univers aurait été tout à fait différent. Et l’histoire de l’humanité aussi : elle aurait pu ne jamais exister. Aussi oubliai-je tout pour écouter le récit de ce fameux voyage. Je ne pensai plus une milliseconde à ce qu’impliquait la présence de Dane Metchnikov sur l’astéroïde.

Les Annales des Heechees
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